28 mars 2013

Canada (CSC): l'interception de messages textes nécessite une "autorisation d'intercepter une communication privée" et non un "mandat général" - R. c. Telus

Le 27 mars 2013, dans l'arrêt R. c. Société Telus Communications (2013 CSC 16), la Cour suprême du Canada (CSC) s'est prononcée sur "la procédure qui doit être appliquée par les tribunaux, en vertu du Code criminel [...], pour autoriser la communication prospective, sur une base quotidienne, de [messages textes] se trouvant dans une base de données informatique exploitée par un fournisseur de services de télécommunications" [par. 1]. 

En effet, "le 27 mars 2010, le service de police d'Owen Sound a obtenu un mandat général en vertu de l'art. 487.01, ainsi qu'une ordonnance d'assistance connexe en vertu de l'art. 487.02 du Code. Le mandat désignait deux abonnés des services mobiles de Telus et obligeait cette entreprises à fournir aux policiers copie de tous les messages textes envoyés ou reçus par ces abonnés qui étaient conservés dans la base de données de Telus. Le mandat exigeait en outre la production de renseignements relatifs aux abonnés permettant d'identifier toute personne ayant envoyé des messages textes aux deux personnes visées par le mandat ou ayant reçu de tels messages de ces personnes" [par. 8]. 
Et, "le mandat visait une période subséquente de deux semaines allant du 30 mars au 16 avril 2010, période pendant laquelle Telus devait observer un calendrier de communication précis" [par. 9]. 

Se pose alors la question de savoir si une telle communication doit  se faire en vertu d'un mandat général ou d'une autorisation d’intercepter une communication privée ? 

Pour répondre à cette question, les juges de la CSC ont pris en considération:

  • l'article 487.01 du Code criminel, et plus particulièrement l'alinéa c) du premier paragraphe, pour se prononcer quant au mandat général. 
 (1) Un juge de la cour provinciale, un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle ou un juge au sens de l’article 552 peut décerner un mandat par écrit autorisant un agent de la paix, sous réserve du présent article, à utiliser un dispositif ou une technique ou une méthode d’enquête, ou à accomplir tout acte qui y est mentionné, qui constituerait sans cette autorisation une fouille, une perquisition ou une saisie abusive à l’égard d’une personne ou d’un bien : 
a) si le juge est convaincu, à la suite d’une dénonciation par écrit faite sous serment, qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction à la présente loi ou à toute autre loi fédérale a été ou sera commise et que des renseignements relatifs à l’infraction seront obtenus grâce à une telle utilisation ou à l’accomplissement d’un tel acte; 
b) s’il est convaincu que la délivrance du mandat servirait au mieux l’administration de la justice; 
c) s’il n’y a aucune disposition dans la présente loi ou toute autre loi fédérale qui prévoie un mandat, une autorisation ou une ordonnance permettant une telle utilisation ou l’accomplissement d’un tel acte.
  • la partie VI du Code criminel intitulée "Atteintes à la vie privée", laquelle précise notamment ce qu'il convient d'entendre par "communication privée" et "intercepter" (art. 183), quelles sont les exigences pour obtenir une autorisation d'intercepter une communication privée (art 185 et 186) ou encore quelles sont les éléments découlant d'une telle autorisation: établir un rapport annuel (art. 195), aviser les personnes concernées (art. 189 et 196).
"communication privée": Communication orale ou télécommunication dont l’auteur se trouve au Canada, ou destinée par celui-ci à une personne qui s’y trouve, et qui est faite dans des circonstances telles que son auteur peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle ne soit pas interceptée par un tiers. La présente définition vise également la communication radiotéléphonique traitée électroniquement ou autrement en vue d’empêcher sa réception en clair par une personne autre que celle à laquelle son auteur la destine.
"intercepter": S’entend notamment du fait d’écouter, d’enregistrer ou de prendre volontairement connaissance d’une communication ou de sa substance, son sens ou son objet.

 (1) Une autorisation visée au présent article peut être donnée si le juge auquel la demande est présentée est convaincu que : 
a) d’une part, l’octroi de cette autorisation servirait au mieux l’administration de la justice; 
b) d’autre part, d’autres méthodes d’enquête ont été essayées et ont échoué, ou ont peu de chance de succès, ou que l’urgence de l’affaire est telle qu’il ne serait pas pratique de mener l’enquête relative à l’infraction en n’utilisant que les autres méthodes d’enquête.
(...)
La position des parties était la suivante: 
Telus (fournisseur de services): 
[2] La prise de connaissance volontaire prospective, sur une base quotidienne, de messages textes se trouvant dans sa base de données constitue une interception de communications privées et doit, en conséquence, être autorisée en vertu de la partie VI du Code, laquelle instaure un régime complet d'"autorisation d'écoute électronique" en vue de l'interception de communications privées. (...)
[10] Le mandat était invalide parce que les policiers n'avaient pas respecté la condition prévue par l'art. 487.01(1)c) du Code, à savoir qu'un mandat général ne peut être décerné si une autre disposition du Code permet d'autoriser la technique utilisée par les policiers. Comme le mandat entendait autoriser l'interception de communications privées et que les interceptions de ce genre sont régies par le régime de la partie VI, un mandat général ne pouvait être délivré. (...)
Ministère public 
[2] (...) L'extraction de messages d'un ordinateur exploité par un fournisseur de services ne relève pas de la partie VI, parce que la production de messages stockés sur ordinateur ne constitue pas une "interception", et que les policiers peuvent par conséquent invoquer le mandat général prévu à l'art. 487.01 du Code pour être autorisés à obtenir copie de messages textes.
[10] (...) Les copies emmagasinées dans la base de données n'étaient pas des communications en temps réel et que, de ce fait, les policiers pouvaient demander un mandat général autorisant la production de futurs messages textes stockés dans la base de données d'un fournisseur.
La CSC a considéré, par le biais des juges LeBel, Fish et Abella, que "les messages textes constituent des communications privées et, même s'ils sont stockés dans l'ordinateur d'un fournisseur de services, la communication prospective de futurs messages de cette nature doit être autorisée en vertu de la partie VI du Code" [par. 12]. Par conséquent, elle annule le mandat général et l'ordonnance d'assistance connexe. 

Avant d'en arriver à cette conclusion, les trois juges ont tout d'abord rappelé quelle était la séquence de transmission des messages textes par Telus
[6] Lorsqu’un abonné de Telus envoie un message texte, la transmission de ce message se déroule suivant la séquence d’opérations suivante : le message est d’abord transmis à la tour de transmission la plus proche, qui la relaie à l’infrastructure de transmission de Telus, d’où il est ensuite acheminé à la tour de transmission la plus proche du destinataire puis, enfin, au téléphone de ce dernier. Si l’appareil du destinataire est éteint ou hors de portée d’une tour de transmission, le message demeure temporairement dans l’infrastructure de transmission de Telus pendant une période maximale de cinq jours, après quoi Telus met fin aux tentatives de transmission et supprime le message sans en informer l’expéditeur. 
[7] Contrairement à la plupart des fournisseurs de services de télécommunications, Telus a pour pratique de copier électroniquement les messages textes envoyés ou reçus par ses abonnés et de les conserver dans une base de données pendant une période de 30 jours. Les messages textes envoyés par un abonné sont copiés dans la base de données à l’étape du processus de transmission où ils entrent dans l’infrastructure de transmission de Telus. Les messages textes que reçoit un abonné sont copiés lorsqu’ils parviennent à l’appareil de ce dernier. En raison de ce système, il arrive dans bien des cas que le message texte soit copié dans la base de données avant de parvenir à l’appareil du destinataire ou avant que ce dernier ne l’ait lu, ou les deux.
(Voir également les explications données par les juges McLachlin et Cromwell (dissidents) aux paragraphes 111 à 114 de la décision)

Par la suite, ils ont analysé les dispositions du Code criminel en litige en mettant notamment l'accent sur le fait que : 
[5] La messagerie texte est, essentiellement, une conversation électronique. La seule distinction entre la messagerie texte et les communications orales traditionnelles réside dans le processus de transmission. Cette distinction ne devrait pas avoir pour effet de priver les messages textes des mesures de protection des communications privées auxquelles ces messages ont droit sous le régime de la partie VI. Les différentes techniques intrinsèques des nouvelles technologies ne devraient pas déterminer l'étendue de la protection accordée aux communications privées.
[18] Il ressort d'un examen contextuel de l'al. 487.01(1)c) que le pouvoir d'accorder un mandat général a un caractère résiduel et que son utilisation est interdite dans le cas où une autre disposition du Code ou d'une autre loi fédérale permet à un juge d'autoriser l'utilisation du dispositif, de la technique ou de la méthode proposé ou encore l'accomplissement de l'acte envisagé.
[32] (...) Les parties ont également reconnu que, tout comme les communications orales, ces messages surviennent dans des circonstances faisant naître une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée et constituent, de ce fait, des "communication[s] privée[s]" au sens de l'art. 183. (...)
[33] La question consiste donc à interpréter le mot "intercepter" à la partie VI. L'interprétation de ce mot doit se fonder non seulement sur les objectifs de la partie VI, mais aussi sur les droits garantis par l'art. 8 de la Charte [canadienne des droits et liberté], lesquels doivent progresser au rythme de la technologie. (...) Le fait d'interpréter de manière formaliste le mot "intercepter" aurait essentiellement pour effet de rendre la partie VI inutile en matière de protection du droit à la vie privée dans le cas des nouveaux moyens technologiques de communication textuelle électronique qui génèrent et sauvegardent des copies des communications privées dans le cadre du processus de transmission.
[34] Il est vrai que, contrairement aux communications orales traditionnelles, un message texte n’est pas toujours communiqué à son destinataire au moment où il est créé. La réception d’un tel message texte suppose que le téléphone soit ouvert et se trouve à la portée d’une tour de transmission, et que le destinataire consulte le message. Si Telus ne parvient pas à transmettre un message, celui-ci demeure dans son infrastructure de transmission pendant cinq jours, après quoi Telus met fin à ses tentatives de transmission. En outre, contrairement aux communications orales, les communications textuelles — qui sont, de par leur nature, des écrits — génèrent un document qui peut facilement être copié et conservé. Une interprétation étroite ou formaliste du mot « intercepter », qui exigerait que l’interception ait lieu en même temps que la communication elle-même, est donc dépourvue d’utilité pour étudier les nouvelles communications textuelles électroniques.
[35] Une interprétation étroite est en outre incompatible avec l'objet de la partie VI et les termes généraux qui y sont utilisés. (...)
[36] Il faut par conséquent interpréter les mots "intercepter une communication privée" en s'attachant à la prise de connaissance du contenu informationnel de la communication et aux attentes qu'avaient les interlocuteurs en matière de respect de la vie privée au moment de cette communication. (...)
[37] L'emploi du mot "intercepter" implique que la prise de connaissance de la communication privée se fait au cours du processus de transmission. À mon avis, ce processus englobe toutes les activités du fournisseur de services qui sont nécessaires ou accessoires à la fourniture du service de communication. La prise de connaissance de la substance d'une communication privée se trouvant dans un ordinateur exploité par un fournisseur de services de télécommunication ferait, en conséquence, partie de ce processus.
[39] La réalité des technologies modernes de communication fait en sorte que des communications privées électroniques, par exemple des messages textes, sont souvent à la fois en cours de transmission et simultanément stockées sur ordinateur, sous une certaine forme, par le fournisseur de services. Par conséquent, la même communication privée se trouve à plus d'un endroit, ce qui permet à l'État d'en prendre connaissance à partir du canal de transmission et de l'ordinateur où elle est stockée. Autrement dit, la même communication privée peut être "interceptée" par la police plus d'une fois à partir de sources différentes.
[40] Quand Telus copie des messages dans sa base de données informatiques, plusieurs étapes du processus de transmission n'ont pas encore été réalisées. Il découle du calendrier de communication fixé par le mandat général en l'espèce que les policiers ont vraisemblablement obtenu des copies stockées de certains messages textes avant même leur réception par la personne à laquelle ils étaient destinés. Le ministère public concède que, si les policiers avaient pris connaissance de ces mêmes communications privée directement à partir du canal de transmission plutôt que des copies stockées, l'autorisation prévue à la partie VI aurait été nécessaire. Le degré de protection accordé ne devrait pas dépendre du fait que l'État prend connaissance soit d'une copie de la communication privée en cours de transmission soit d'une copie stockée par un fournisseur de services dans le cadre du processus de communication. Le législateur a rédigé la partie VI en termes larges, de façon à ce que les communications privées soient protégées sur plusieurs plateformes technologiques. 
[41] Le processus de communication qu'emploie un tiers fournisseur de services ne devrait pas faire échec à la protection que le législateur entend accorder aux communications privées. (...)
[43] La définition d’« intercepter » à l’art. 183 appuie une interprétation des mots « intercepter une communication privée » qui englobe la technique d’enquête utilisée par la police en l’espèce. (...) En outre, cette interprétation s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la partie VI, laquelle est rédigée en termes larges de manière à régir et à encadrer une grande variété d’atteintes technologiques à la vie privée. Enfin, elle établit l’équilibre voulu entre l’atteinte grave à la vie privée qui résulte de la prise de connaissance clandestine de communications privées, et l’évolution des besoins en matière d’application efficace de la loi.
[45] Le mandat général décerné en l'espèce visait à permettre une technique d'enquête déjà envisagée par la procédure d'autorisation d'écoute électronique prévue à la partie VI, c'est-à-dire permettre à la police d'obtenir la production prospective de futures communications privées à partir d'un ordinateur exploité par une fournisseur de services dans le cadre de son processus de transmission. Comme la partie VI s'appliquait, le mandat général prévu à l'art. 487.01 ne pouvait être décerné.
La décision des juges LeBel, Fish et Abella d'annuler le mandat général (et l'ordonnance) est soutenue par les juges Moldaver et Karakatsanis. En effet, même s'ils abordent la questions différemment, ils considèrent que "le mandat général est invalide parce que la technique d'enquête qu'il autorisait était équivalente sur le fond à une interception. [Il] n'a servi qu'à éviter la rigidité de la partie VI" [par. 106]. 

Et, il convient de noter que les juges McLachlin et Cromwell sont dissidents. Selon eux, "la technique d'enquête que la police était autorisée à employer par le mandat général ne constituait pas une interception au sens des dispositions du Code en matière d'écoute électronique" [par. 159] et, il n'y a "pas de preuve de "recours abusif" à l'art. 487.01 ou de tentative par la police de "contourner les exigences" de la partie VI" [par. 194]. Par conséquent, "le mandat général n'a pas autorisé une interception nécessitant une autorisation d'écoute électronique sous le régime de la partie VI et que la condition qu'il n'y ait "aucune disposition", énoncée à l'al. 487.01(1)c), a été respectée" [par. 195].

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